Décentralisation : quels rôles pour les « chefs et rois traditionnels » en Afrique ?Article publié sur le site d'information panafricain "Pambazuka" (Edition du 19 septembre 2010, Auteur : Tchaptchet Jean-Martin).Mohaman Gabdo Yahya et Thomas Tchatchoua ne sont pas des professionnels de l’histoire, de l’ethnologie ou des sciences politiques. C’est grâce, d’une part à leur formation universitaire, et d’autre part aux fonctions politiques qu’ils exercent ou ont exercé dans leur pays, qu’ils ont été et sont en mesure d’observer et d’étudier ce qui fait l’objet de leurs ouvrages. Leur étude porte sur le pouvoir royal traditionnel : son historicité, sa légitimité, sa survivance et la nécessité de sa prise en compte dans les politiques de décentralisation.Le continent africain compte désormais un milliard d’habitants. Ses dirigeants et ses experts s’activent au sein de l’Union Africaine en particulier, et des Nations Unies en général, à trouver des solutions durables et équitables aux graves crises politiques, financières, économiques, environnementales et autres qui affectent l’humanité.
Sans tourner le dos à ces problèmes de gouvernance mondiale, deux auteurs africains – Camerounais, pour être précis –, soulèvent les problématiques du pouvoir d’Etat pré-colonial africain et de sa place dans le processus de décentralisation politique et administrative en cours de conception et/ou de mise en œuvre dans plus d’un pays africain.
« Le Lamidat de Banyo » et « Les Bangangté de l’Ouest Cameroun » sont les titres de leurs deux livres parus récemment (1). Leurs auteurs sont respectivement Sa Majesté Mohaman Gabdo Yahya et Thomas Tchatchoua. Ils traitent donc de ce sujet qu’est le pouvoir d’Etat africain précolonial : essentiellement sous les angles historique, ethnologique et politique pour le premier ; ethnologique et historique pour le second.
Ces deux livres bien réfléchis, bien écrits, parfois avec passion, mais toujours dans le respect et le souci de la bonne expression propres aux auteurs qui visent à l’enrichissement du savoir et à l’amélioration de la praxis, intéresseront d’une manière ou d’une autre chaque lecteur. Particulièrement sous l’angle historique. Car, pour la presque totalité des Africains, l’ignorance de leur histoire en amont de la conquête coloniale, est un drame qui fait mal, non seulement aux fondements de la personnalité individuelle, mais aussi à ceux collectifs de la nation, pour ne pas dire du continent.
Afin d’aider à une lecture sereine et intéressante de ces deux livres que je recommande fortement, je veux apporter quelques indications, aussi bien sur leurs auteurs, sur la substance traitée, sur les méthodes de collecte des données, que sur les défis qu’ils soulèvent.
Note sur les deux auteursMohaman Gabdo Yahya et Thomas Tchatchoua ne sont pas des professionnels de l’histoire, de l’ethnologie ou des sciences politiques. C’est grâce, d’une part à leur formation universitaire, et d’autre part aux fonctions politiques qu’ils exercent ou ont exercé dans leur pays, qu’ils ont été et sont en mesure d’observer et d’étudier ce qui fait l’objet de leurs ouvrages.
Mohaman Gabdo Yahya est actuellement le Lamido, c’est-à-dire le roi d’un des Etats dont l’existence date d’avant la conquête coloniale allemande du Cameroun et anglaise du Nigeria, le lamidat de Banyo. Son ressort territorial recouvre aujourd’hui l’arrondissement de Banyo, chef-lieu du Département de Mayo-Banyo. Il porte le titre de Sa Majesté en tant que 16ème Lamido d’une dynastie qui remonte jusqu’à 1804. Il a fait ses études supérieures à l’Institut International d’Administration Publique, à l’Institut des Sciences Sociales de Paris, et à l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature de Yaoundé.
Administrateur principal du travail, Directeur de l’administration générale de la Caisse de prévoyance sociale dans le secteur public, il était, avant son accession au trône Directeur Administratif et Financier de la Société les Minotiers du Cameroun. C’est dire que ce « Roi et Chef traditionnel » est un intellectuel averti et rompu à la compréhension des sujets qu’il traite.
Le Lamidat de Banyo avait une superficie de 35 000 km2 vers la fin du 19ème siècle. Suite au partage entre la France et la Grande Bretagne du Cameroun comme butin de la première guerre mondiale, la superficie du Lamidat, a été réduite à 8600 km2. Il est aujourd’hui peuplé de 190.000 habitants.
Thomas Tchatchoua est sorti de l’Université de Yaoundé avec les diplômes de licence ès lettre et de Diplôme d’études approfondies. Enseignant de carrière, il est entré en politique au bénéfice de l’institution du multipartisme au Cameroun au début des années 1990. La liste de son parti étant sortie victorieuse aux élections municipales de 1996, il fut élu maire de l’arrondissement de Bangangté qui se trouve être aussi son village natal.
Ce fut à partir de cette position et de ses interactions avec le Sous-préfet représentant le gouvernement central de la République, et le « Roi » de Bangangté, le Souverain traditionnel du royaume de Bangangté dont Tchatchoua est par ailleurs le sujet, qu’il a été en mesure de prendre conscience de la pérennité des institutions précoloniales qu’il traite dans son livre.
La superficie du territoire du royaume de Bangangté s’élève à 600 km2. Sa population est évaluée à 75000 habitants non compris sa très nombreuse diaspora éparpillée au Cameroun, en Afrique centrale et en plusieurs régions du monde.
Les deux auteurs écrivent donc en fortes positions de savoir, d’autorité et d’expérience.
Sources historiquesJe retiens que Mohaman Gabdo Yahya structure son livre en cinq parties : aperçu de deux siècles d’histoire, fondements et organisation du lamidat, évolution de la colonisation à nos jours, perspectives de réformes et conclusion. En dehors de quelques sources écrites en français, en anglais et en arabe, l’auteur a recouru à « la tradition orale » qu’il juge être « une mine d’or cachée ».
Thomas Tchatchoua qui développe davantage la méthodologie qu’il a utilisée, a aussi recouru à la tradition orale. « J’ai notamment écouté les personnes âgées, écrit-il, les notables, les reines et surtout les rois. Une bonne partie de l’initiation de ces derniers, on le sait, consiste à leur enseigner l’histoire et les traditions du royaume…je me réjouis d’avoir eu la possibilité d’établir que les faits historiques et événements que je rapporte dans cet ouvrage sont absolument vrais en dépit de l’oralité de la plupart des sources…C’est une méthode irrationnelle mais qui produit des résultats impressionnants. » (2)
Son livre est divisé en deux grandes parties : la première, « Le pays et les hommes », est beaucoup plus ethnologique, et la seconde « La dynastie des Mveunga » résume cinq siècles de pouvoir royal des Bangangté.
De quoi s’agit-il ?En raison de leur position d’hommes politiques, ces deux auteurs n’ont pas manqué de griffer ici et là dans leurs livres, des adversaires politiques. Mais le plus important de leur étude porte sur le pouvoir royal traditionnel : son historicité, sa légitimité, sa survivance et la nécessité de sa prise en compte dans les politiques de décentralisation.
« Beaucoup de thèses et mémoires se sont appesantis sur le déclin de la chefferie traditionnelle considérée comme un vestige d’un passé révolu, écrit Mohaman Gabdo Yahya . (3) Je pense pour ma part que le pouvoir traditionnel a une réelle influence sur la classe socio-politique. Il ne laisse pas indifférent et nous assistons aujourd’hui à un renforcement de la chefferie traditionnelle et au retour des valeurs coutumières…
« Si l’Etat peut lui apporter une base juridique de légalité, par contre c’est la communauté socio-culturelle qui peut conférer aux autorités traditionnelles une reconnaissance identitaire et une légitimité. »
Evaluant certaines des agressions dont cette institution a été victime dans le passé, l’auteur du Lamidat de Banyo précise : « Les colonisateurs successifs, tantôt agressifs, tantôt admiratifs, mais toujours méfiants, ont cherché à instrumentaliser ces lamibé (pluriel de lamido) qui ont été, pour la plupart, déposés, exilés ou assignés à résidence par les autorités coloniales, qui n’avaient d’autres légitimité que leur seule omnipotence. Pour eux, un bon chef devait être docile, taillable et corvéable à merci. Ceux qui s’opposaient ou se montraient hostiles au système colonial étaient purement et simplement destitués sous divers prétextes…
« … En effet, sous la colonisation tout comme sous le joug du parti unique, les chefs ont été abaissés, marginalisés et n’ont pas pu réagir adéquatement pour leur émancipation. »
Associant sémantique, ethnologie et histoire, Tchatchoua, présente les choses comme suit: « Les termes «rois» et «royaumes» que j'emploie dans la présente étude qui se veut un modeste essai d'histoire et d'ethnologie du peuple Bangangté de l'Ouest du Cameroun peuvent avoir quelque chose de provocateur. Que viennent-ils chercher dans le Cameroun d'aujourd'hui ? Cette incongruence apparente appelle nécessairement une explication à laquelle, d'entrée de jeu, j'ai l'obligation de me soumettre.
« Dans le contexte d'une Afrique restructurée et arbitrairement balkanisée en 1885 à la Conférence de Berlin, ces vocables peuvent, en effet, paraître rétrogrades ou nostalgiques. Avant la colonisation dont il faut dire qu'elle a compromis de manière irréversible le processus endogène de développement du continent, privant du coup l'humanité d'autres expériences, d'autres modèles de civilisation, l'Afrique avait son propre découpage territorial et une organisation sociale qui lui appartenait en propre. C'était un ensemble de royaumes plus ou moins stables, plus ou moins étendus certes, mais qui, au fil des ans, à la faveur des guerres ou sur la base des accords pacifiquement négociés, fusionnaient pour constituer des entités de plus en plus grandes, de plus en plus viables . » (4)
Perspectives et défisMohaman Gabdo Yahya et Thomas Tchatchoua n’ont pas traité dans le détail certains archaïsmes propres aux valeurs éthiques et à l’organisation sociale des royaumes de Banyo et de Bangangté. Mais ils ne les ont pas occultés. Bien que ce soit en passant, ils s’expriment sur les problèmes de la démocratie, des droits de l’homme, de la condition féminine, etc. Mohaman Gabdo Yahya écrit par exemple que :
« Par le passé les chefs eux-mêmes, plus ou moins conscients, ont abusé des adolescents en incorporant plusieurs dizaines comme épouses et concubines.
« De nos jours, il convient d’expurger de nos coutumes, toutes les pesanteurs socio-culturelles qui freinent l’épanouissement de notre jeunesse, comme nous avons pu les répertorier dans nos résolutions : Appel de Douala pour le respect des droits de l’enfant et la protection des enfants. »
Dans l’ensemble, les deux auteurs ouvrent des perspectives, posent des problèmes et lancent des défis. En termes de perspectives, Mohaman Gabdo Yahya et Thomas Tchatchoua apportent de la matière première historique que les rédacteurs de manuels scolaires pourraient utiliser, soit pour enrichir les manuels existant, soit pour en rédiger de nouveaux.
Dans « Le Lamidat de Banyo », Mohaman Gabdo Yahya apporte de nombreuses propositions qui pourraient servir aux travaux de réflexion et de réformes sur ce que devrait être le rôle de la chefferie traditionnelle au sein de la République, au Cameroun et ailleurs en Afrique. Parmi les problèmes posés par les deux auteurs, j’en vois un qui ne devrait pas échapper aux concepteurs de la décentralisation administrative. Il s’agit du partage des pouvoirs entre les trois autorités chargées de l’administration des populations.
Mohaman Gabdo Yahya, en tant que prince règnant, indique les différentes activités qu’il mène actuellement aux niveaux local, régional et même transfrontalier en matières de gestions économique, de règlement de conflits, de protection de la sécurité, etc. et ce qui pourrait être dévolu à l’autorité traditionnelle dans le cadre d’une réforme générale. « Ceux qui veulent confiner les Chefs dans des rôles folkloriques, écrit Mohaman Gabdo Yahya, disent que je suis un Lamido atypique qui s’ingère dans le fonctionnement des services publics. En réalité, je ne cherche pas à jouer un rôle de censeur, de gendarme ou de justicier, mais simplement à avoir un droit de regard dans les dérives et dysfonctionnement qui affectent la vie de mes concitoyens. Abdiquer devant des préjugés et le qu’en dira-t-on pour se cantonner dans le seul rôle du chef de village (au sens restrictif et péjoratif du terme) ne correspond pas au profil que je me fais d’un Lamido digne de ce titre. »
Côté défis, nos deux auteurs ne se réfugient point dans une quête identitaire. Comme S.M. Mohaman Gabdo Yahya l’exprime dans le cadre de la nation camerounaise créée par la colonisation. « C’est par l’affirmation et le respect de chaque identité ethnoculturelle que le Cameroun se construira, en fédérant les particularités et les forces centripètes. L’intégration est la seule voie possible, l’assimilation étant utopique et dangereuse. La variété des arbres fait la beauté d’une forêt et la diversité de ses essences en fait la richesse. Notre pays reconnu comme un microcosme de l’Afrique, devrait en tirer un meilleur parti et non chercher à transformer ce potentiel en handicap ».
Dépassant les dimensions de cette nation pour se situer au niveau mondial, Tchatchoua Thomas écrit au sujet de l’identité : « Chaque peuple devrait ressentir cet ardent besoin de préserver son identité afin que le monde ne ressemble pas à de pâles clichés des mêmes civilisations.
« Ce devoir de retourner à ses propres racines s’impose au peuple noir, plus qu’aux autres civilisations du monde. Parce qu’il est malade de son identité perdue et donne justement la ridicule impression de singer le monde. C’est sur ses terres que l’on vient expérimenter toutes les théories nouvelles. C’est là aussi que tous les déchets se déversent. La poubelle universelle, n’est-ce pas ? » (5)
Par ailleurs, et s’appuyant sur la vivisection coloniale qui a séparé des communautés ethniques et culturelles par des frontières artificielles – le cas vivant et actuel du Lamidat de Banyo qui s’étendait avant la conquête allemande à l’Emirat de Yola au Nigeria – Mohaman Gabdo Yahya envisage à juste titre le problème de la nationalité en Afrique dans le cadre d’un panafricanisme basé sur l’unité politique du continent.
Il considère que dans la pratique, ce panafricanisme apporterait des soins aux blessures provoquées par la balkanisation du continent africain, et partant, apporterait un cadre pour l’élaboration de solutions durables aux problèmes de la paix, de la stabilité et du progrès en Afrique. Il écrit : « Depuis que les Etats africains ont retrouvé leur souveraineté nationale, la gestion des frontières artificielles subséquentes à leur balkanisation et la maîtrise des rivalités et conflits interethniques sont au centre de leurs préoccupations….
« …. Lorsque Kwame Nkrumah écrivit “ Africa Must Unite ”, il a été pris pour un utopiste, un illuminé ; aujourd’hui, il nous apparaît en leader panafricain éclairé qui avait perçu très tôt les dangers de la balkanisation de notre continent. Nos Chefs d’Etat, tous nos Chefs d’Etat africains, devraient transcender les égoïsmes nationaux étroits, pour privilégier l’épanouissement des peuples à la place d’une velléité illusoire d’expansion territoriale ruineuse.»
Et Tchatchoua Thomas exprime la même vision de l’Afrique quand il écrit : « Le panafricanisme qui a fait tant rêver est malade de l’égoïsme des hommes et des peuples. Pour sortir du sous-développement et s’affirmer aux yeux des autres nations du monde, l’unité du continent n’a pourtant pas encore d’alternative. Parce que nous avons été divisés au gré des intérêts de ceux qui nous ont colonisés. Parce que nos Etats sont rarement des entités viables. » (6)
Conclusion : un acteur absentVoilà les problèmes d’une rétrospective et d’une prospective de la décentralisation soulevés sous diverses facettes − continentale, nationale et locale : socio-culturelle et politique ; traditionnelle et moderne. Parfois avec force, sans être pour autant des revendications rebelles. « L’évolution du Cameroun se fera avec les autorités traditionnelles ou ne se fera pas » affirme S.M. Mohaman Gabdo Yahya.
Et Thomas Tchatchoua d’ajouter : « A Bangangté, comme dans bien d’autres royaumes, le pouvoir traditionnel est une réalité vivante dont il est intéressant d’examiner les contours et la matérialité aux fins de voir ce que la république peut en tirer pour mieux se bâtir, ou simplement pour les conserver comme reliques d’une époque qui attesteront plus tard que nous avons vécu. On ne le dira jamais assez : point d’avenir pour des peuples sans histoire .» (7)
Tout cela étant écrit, je dois souligner que dans les deux ouvrages, il y a un acteur absent : le pouvoir municipal élu. Il a été traité ou maltraité comme s’il n’existe pas. Tchatchoua Thomas, ancien maire de Bangangté, ne nous confie pas les leçons spécifiques tirées de son expérience. Sa Majesté Mohaman Gabdo Yahya fait référence à des Gouverneurs, des Préfets et des Sous-préfets. Mais quid des maires ?
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